Du commencement à la fin des temps, c’est la guerre hélas, et elle seule, qui scande la tragédie de l’homme et du monde, qui fonde. Le temps de Jehan de Lencquesaing, commencement d’une histoire familiale et matrice de notre propre modernité, temps mêlé de rêve d’utopie et de remise en cause, ne forme pas exception dans l’histoire des hommes…
Une vie pieuse est la condition première du salut éternel dans ce XVIe siècle qui a « voulu croire » (Lucien Febvre). Gageons que la foi catholique de Jehan de Lencquesaing, élevé dans la crainte de Dieu, est comme l’air qu’il respire. Son temps est une ascèse – je reprends le mot juste de Max Weber -, un temps de liquidation de l’héritage des traditions pour obtenir des comportements n’ayant d’autres règles que la morale et la raison déduites des écritures saintes. L’hérésie a désormais pignon sur rue dans les Pays-Bas espagnols. Elle rue dans les brancards, répandant partout ses fulminations contre l’or des chapelles et les étincelantes chasubles des prêtres, contre les juteux trafics des curés simoniaques, l’esprit de lucre de bien des chanoines et moines.
Cette hérésie s’est immiscée à la génération précédente, le ferment de discorde se répandant depuis le Saint-Empire dans toute l’Europe grâce à l’imprimerie. L’Empereur ne manque pas pourtant de réagir promptement. Le pape venant d’excommunier Luther, c’est à lui de prendre la main, de mettre son sujet au ban du Saint-Empire, ce qui ne peut se faire qu’après accord d’une assemblée politique des États qui le composent, la diète. Il sait déjà que le prince-électeur de Saxe, protecteur de Luther, refusera d’entériner purement et simplement la sentence romaine, la diète doit entendre préalablement la défense du moine défroqué.
L’Empereur annonce la couleur en adressant en 1521 un mémoire à la diète siégeant alors à Worms. Il y affirme sa résolution innée à lutter contre l’hérésie et contre son chef : « Vous savez que je descends des empereurs très chrétiens qui ont régné sur la noble maison germanique, des Rois catholiques d’Espagne, des archiducs d’Autriche, des ducs de Bourgogne qui, tous, jusqu’à la mort, ont été les fils fidèles de l’Église romaine, les défenseurs de la foi catholique, des coutumes sacrées et des usages du service divin, qui m’ont légué tout cela et dont jusqu’à présent j’ai suivi l’exemple. Je suis donc résolu à rester fidèle à tout ce qui a été fixé depuis le concile de Constance […] Je suis résolu à engager mes royaumes, mes possessions, mes amis, mon corps et mon sang, ma vie et mon âme. Car ce serait une honte pour vous et pour nous, membres de la noble nation germanique, si de notre temps et par notre négligence, la seule apparence de l’hérésie, d’un tort fait à la religion chrétienne, pénétrait dans le cœur des hommes. » (cité par Jean Bérenger, Histoire de l’empire des Habsbourg (1273-1918), Paris, 1990, pp. 159-160.)
L’Empereur l’ayant cité à comparaître à la diète de Worms, Luther se met en route le 2 avril 1521 muni d’un sauf-conduit. Son passage à travers la Thuringe et la Hesse est un insolent et inquiétant triomphe populaire. Sa charrette est accueillie le 16 à Worms par une multitude qui sent le complot et s’inquiète pour lui : « Quand bien même il y aurait autant de diables dans Worms que de tuiles sur les toits je ne craindrais pas d’y entrer », lui répond-il. Les 17 et 18, il se présente non pas en séance solennelle de la diète mais à la résidence de l’Empereur devant une nombreuse assemblée. Incité à abjurer, il demande réflexion et fait le lendemain cette déclaration : « À moins d’être convaincu par le témoignage de l’Écriture et par des raisons évidentes – car je ne crois ni à l’infaillibilité du pape ni à celle des conciles, puisqu’il est établi qu’ils se sont souvent trompés et contredits – je suis lié par les textes bibliques que j’ai cités. Tant que ma conscience est captive de la Parole de Dieu, je ne puis ni ne veux rien rétracter car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en aide ! Amen. » Luther relativise ainsi publiquement et l’autorité temporelle et l’autorité spirituelle qui prétendaient s’interposer entre Dieu et la conscience d’un individu.
Charles Quint est furieux mais le laisse repartir. Un mois plus tard, un édit le met au ban de l’empire : n’importe qui peut alors le mettre à mort sans qu’il soit inquiété. Frédéric le Sage, le prince-électeur de Saxe, fait simuler un enlèvement pour le mettre à l’abri dans son château de la Wartburg, près d’Eisenach, où il passe près d’un an, de mai 1521 à mars 1522. C’est pour Luther une période d’intense activité avec de nombreux écrits sur la vie religieuse et la vie conjugale et surtout la traduction du Nouveau Testament en allemand.
Worms, cette ville libre sur le Rhin supérieur, acquise aux idées de Luther, laisse son nom à cet édit qui traque également les partisans de Luther dans l’Empire. Promulgué en l’absence de plusieurs membres notables de la diète dont le prince-électeur de Saxe, il ordonne la destruction par le feu de tous ses écrits et condamne à mort leurs imprimeurs. Mais cet édit est une digue impuissante. Il cède bientôt sous une horde de répressions dont il serait vain d’énumérer les outrances croissantes. En juillet 1521 à Gand, l’Empereur, accompagné du nonce pontifical Girolamo Aleandro, l’auteur de l’édit de Worms, assiste en personne à l’un des nombreux autodafés qui brutalement éclairent les places des villes des Pays-Bas. En juillet 1523, l’inquisition brûle vifs sur le place du marché de Bruxelles les deux premiers martyrs luthériens de l’Empire, deux moines de l’ordre augustinien auquel Luther avait appartenu : Hendrik Voes et Jan van Esschen. En 1524, des inquisiteurs centraux sont nommés pour traquer des hérésies protestantes qui se diffusent vite et partout : au nord et au nord-est, le luthérianisme, d’abord chez une minorité de grands bourgeois cosmopolites puis l’anabaptisme, simple et égalitariste, surtout chez les ouvriers et les petits artisans ; le sud, plus proche du royaume de France, est gagné par le calvinisme, rigide, élitaire et théoricien, qui se répand dans la petite bourgeoisie aisée et cultivée et chez les intellectuels de la petite noblesse.
Dans ce contexte, la noblesse est gagnée par le « devoir de révolte » (Arlette Jouana), s’estimant garante de la sagesse du passé, d’une identité patiemment construite et des droits imprescriptibles des sujets des Pays-Bas. Son idéal politique est celui d’une souveraineté partagée entre le roi, la noblesse et les États généraux. À la différence de Charles Quint qui avait l’art de se l’attacher – surtout les grands seigneurs de son entourage proche, toujours endettés et toujours renfloués par le souverain, entretenant eux-mêmes généreusement d’autres familles de la noblesse –, Philippe II, désormais installé en Castille, la relègue au profit d’Espagnols, contribuant ainsi à la formation d’une opposition qui s’estime garante du maintien des privilèges et des libertés des provinces et des villes : « On répondra qu’il est Roi et je dis au contraire que ce nom de Roi m’est inconnu. Qu’il le soit en Castille, en Aragon, à Naples, aux Indes et partout où il commande à plaisir […] Je ne connais en ce pays qu’un duc et un comte duquel la puissance est limitée selon nos privilèges, lesquels il a juré à la Joyeuse Entrée », écrit ainsi le prince d’Orange (Apologie…, 1580), porte-parole avec les comtes d’Egmont et de Hornes des autres nobles, grands et petits, représentant autour d’un pour cent de la population des Pays-Bas.
Hommes d’armes aguerris, possédant presque des provinces entières, ces gens-là représentent un danger redoutable pour un roi qui les délaisse. Ils ont le sentiment de ne plus être considérés à la hauteur des services qu’ils lui ont rendus dans sa guerre contre la France. Ils sont vent debout contre la création à partir de 1559 de quatorze nouveaux diocèses dont les généreuses prébendes passent désormais sous le nez des cadets des grandes familles au profit de diplômés en théologie qui en outre siègent de droit dans les assemblées provinciales, y contenant par leur soutien au roi l’agitation frondeuse des grands nobles. Ils s’acharnent sur le principal conseiller de la gouvernante des Pays-Bas, le cardinal Granvelle, refusant de siéger au conseil d’état tant qu’il y est, forçant Philippe II à éloigner ce dernier en 1564. Enfin, ils relaient et attisent l’incompréhension populaire face à l’intransigeance religieuse de Philippe II. Elle est dangereuse pour le commerce – « Là où l’inquisiteur met le pied, le marchand en déloge » – et par la fuite de main d’œuvre qualifiée qu’elle provoque, dévastatrice pour la cohésion de sa société. Ils veulent que la nation soit traitée avec douceur et bienveillance. En février 1565 le comte d’Egmont part en ambassade à Madrid pour exprimer de vive voix au roi leurs doléances et souhaits. Il y est magnifiquement traité, ce qui flatte sa vanité et édulcore son discours. À son retour en avril on constate amèrement qu’il n’a obtenu aucune concession. Au contraire, en octobre, les lettres datées du bois de Ségovie justifient l’Inquisition, refusent la convocation des États généraux et prescrivent le renforcement des poursuites contre les hérétiques déclenchant un tollé et un flot de libelles hostiles dans le pays. Les nobles les plus actifs et surtout ceux acquis à la Réforme décident alors de s’organiser pour résister et arriver à leurs fins.
Marguerite, enfant naturelle de l’empereur Charles Quint, fruit du viol d’une servante de Charles de Lalaing, seigneur de Montigny, n’est sûre que de sa haute naissance. Son gouvernement est fantoche, tout encombré qu’il est de la Consulte, conseil occulte qui prépare la politique et lieu et place des institutions traditionnelles. Assiégée dans son palais de Bruxelles, elle est contrainte au compromis avec les grands que son conseiller Berlaymont traitait quelques mois plus tôt de “gueux” : ils acceptent d’appuyer la gouvernante dans son rétablissement de l’ordre sous réserve d’un pardon général, de la convocation des états généraux et de la liberté des prêches. Simultanément les « sectaires », terme qui désigne alors les protestants, de plus en plus nombreux, dévastent près de 400 églises en quelques jours : c’est l’iconoclasme de l’« Année des Merveilles » (août 1566).
Philippe II refuse tout net et de pactiser avec les rebelles et de voir la nouvelle religion coexister avec le catholicisme. Après avoir réduit les deux cités calvinistes de Tournai et de Valenciennes, Marguerite de Parme annonce en janvier 1567 l’arrivée prochaine des troupes élite de l’armée espagnole conduites par le duc d’Albe qui par le glaive, la corde et le feu, va vite devenir le véritable maître des Pays-Bas. La duchesse en désaccord avec l’intransigeance du roi son frère lui a en effet demandé son congé.
Le duc d’Albe a pour missions de ramener le calme dans les Pays-Bas, de réprimer la rébellion naissante et de préparer la venue du Roi. Le Roi restera cependant en Espagne et le duc occupera pendant un peu plus de six ans la fonction de gouverneur des Pays-Bas… Sa main se serre rapidement et sans état d’âme : logement de troupes dans toutes les villes, création du conseil des Troubles (bientôt appelé par le peuple « Tribunal du Sang »), désignation de « commissaires » pour enquêter sur place et établir les listes de suspects. La grande rafle du jour des Cendres (3 mars 1568) est suivie d’une épouvantable vague d’exécutions et de bannissements. La déroute des troupes du prince d’Orange et de son frère Louis de Nassau semble consacrer le triomphe du nouveau gouverneur général. En représailles à la victoire de Guillaume d’Orange à la bataille de Heiligerlee en mai 1568, le duc d’Albe fait décapiter le 5 juin sur la Grand-Place de Bruxelles les comtes d’Egmont et de Hornes, arrêtés l’année précédente, ayant refusé de suivre Guillaume d’Orange dans sa fuite de Bruxelles. Ils avaient pris avec lui la tête de centaines de nobles qui, à Bruxelles, avaient signé le compromis des nobles. Cet accord s’élevait contre les empiètements du pouvoir espagnol sur des chartes et libertés qui remontaient avant même les ducs de Bourgogne. Ces rebelles s’étaient décerné le titre de « gueux » au cours d’un banquet. Le spectacle de leur exécution est donné quelques jours après la décapitation de vingt nobles au Sablon, devant l’hôtel du seigneur de Noircarmes. Leur mort, décision du duc d’Albe et non condamnation d’un tribunal, soulève l’indignation et nourrit une haine de l’étranger espagnol dans tous les Pays-Bas. Le gouverneur général doit bientôt mobiliser ses troupes contre des bandes armées opérant sous la conduite de Louis de Nassau, le jeune frère du prince d’Orange. Lorsqu’en octobre 1568 ce dernier entre aux Pays-Bas depuis l’Allemagne à la tête d’une armée, c’est le point de départ de la guerre dite de Quatre-Vingt-Ans qui s’achève en 1648, en marge des traités de Westphalie, par la prise d’indépendance des sept provinces septentrionales des Pays-Bas espagnols sous le nom de Provinces-Unies.
En voulant imposer de rudes mesures fiscales nécessaires au financement de la répression, le duc d’Albe achève de faire l’unanimité des catholiques et des protestants contre lui et, derrière lui, au-delà des Pyrénées, contre le roi. Pour payer ses soldats et ses mercenaires, pour s’affranchir des demandes de dotations aux États avec lesquels les négociations sont longues, il tente en effet de rationaliser l’impôt – le centième denier sur le capital, le dixième denier sur les transactions mobilières et le vingtième denier sur les transactions immobilières – mais se heurte à l’hostilité des villes qui refusent tout net d’appliquer la réforme qui sera de guerre lasse remplacée par une “aide” annuelle de deux millions de florins.
Ni les gueux de mer ni le prince d’Orange à la tête de 20 000 hommes, ni les insurgés calvinistes ne le laissent en repos, prenant le pouvoir dans de nombreuses villes. Malgré la prise de Haarlem au terme d’un siège de sept mois le 14 juillet 1573, éreinté d’un combat sans fin, le duc d’Albe finit par demander son rappel. Les historiens de la Belgique le livreront sans nuances à l’exécration générale. Le gouverneur général, éreinté par les chansons de gueux, a pourtant été décrit par ses contemporains comme un “père” pour ses soldats. On sait aussi qu’il a tenté d’obtenir du raide Philippe II la grâce d’Egmont et de Hornes et qu’il a eu pour Sabine de Bavière, la veuve d’Egmont, et ses nombreux enfants pitié et commisération.
Le duc d’Albe laisse la place au Catalan don Luis de Requeséns y Zúniga (1528-1576), un diplomate et administrateur d’expérience, un modéré qui doit préparer l’arrivée aux Pays-Bas de don Juan d’Autriche en tant que « gouverneur-prince de sang ». Sa mort prématurée conduit enfin à la Pacification de Gand (novembre 1576). Elle reconnaît l’autorité de Philippe II, maintient les privilèges provinciaux et garantit le départ des troupes espagnoles désormais honnies de tous.
Karl-Michael Hoin, 2023.
Page révisée le 22/06/2023. ©Karl-Michael Hoin, Avant Laprée, 2023.