Pourquoi tenter d’écrire une histoire de Jehan de Lencquesaing en dépit des sources infimes disponibles ? Sans doute parce qu’elle a beaucoup à dire aux Lencquesaing d’aujourd’hui, si tant est que, comme pour les individus, le passé tout entier suit les familles à chaque instant : « Ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors », a écrit le grand Bergson (L’Évolution créatrice, 1907). Accéder à Lui, c’est recouvrer le commencement familial entre deux mystères propres à chaque destinée humaine, celui de l’apparition et celui de la mort.
Le demi-siècle à l’intérieur duquel s’enferme son existence a vu s’accomplir des événements qui ont bouleversé l’histoire du monde. Il est un météore rayant de sa trajectoire exacte ce ciel de la Renaissance finissante scruté par le moine Copernic puis par Galilée, ces deux humanistes et hommes de foi qui ont, malgré eux, désenchanté le monde en laissant entrevoir que l’homme n’était qu’une contingence dans l’immensité indifférente et implacable de l’univers. Mesure-t-on d’ailleurs assez la bascule qui se produit à cette époque avec l’irruption de la science ? La nature, jusqu’alors objet de contemplation, est désormais un sujet d’étude au service de l’homme qui entreprend d’en déceler et d’en comprendre les mécanismes intimes, devenant selon Descartes « comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la Méthode, 1637).
Voilà plus de quatre siècles que Jehan de Lencquesaing a quitté la grand-route de l’Histoire. Il n’a laissé que très peu de traces de son passage terrestre. Il sombre assez rapidement dans l’oubli des générations suivantes qui le confondent avec son fils Jean-Jacques. Il est réduit à une vague silhouette enterrée son temps venu sous une dalle de son église paroissiale, au bruit d’une messe haute, dans l’attente du Jugement dernier. Il est vrai qu’il n’a été mêlé à aucune affaire d’importance et que les archives familiales, ravagées possiblement par l’incendie en 1737 de la maison familiale de Saint-Omer, sont quasiment muettes sur lui.
Ainsi, Jehan de Lencquesaing ne peut-il être qu’encore bien plus indistinct à cette distance de nous. Il est comme les figures que les peintres primitifs flamands posaient sur les routes dans l’arrière-plan bleuâtre de leurs peintures pour servir d’échelle à leurs paysages. Disons-le tout net, les événements particuliers de sa vie nous demeureront largement hors d’atteinte. Cherchons simplement à traiter avec honnêteté de son aventure terrestre, à nous accommoder des vides et du filet d’incertitudes, à composer avec les traces frêles… Dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), l’historien Alain Corbin a exploré pourtant en 1998 une prometteuse voie de recherche en s’attachant à faire revivre un être parmi d’autres, au souvenir aboli, englouti dans la masse confuse des morts, entendant ainsi modestement inverser le travail des bulldozers aujourd’hui à l’œuvre dans les cimetières de campagne.
Ouvrons un atelier de micro-histoire. L’enquête de l’historien consiste à faire parler le lieu de mémoire qu’il a laissé – son livre de famille – ou que le hasard plutôt nous a laissé, à s’appuyer sur des données certaines, à travailler le possible et le probable du passé, à enchâsser en quelque sorte l’ensemble des traces et à décrire tout ce qui a gravité autour du personnage dans l’attente de le voir reparaître un jour au tournant d’un chemin creux, dans le hasard d’une recherche dans d’autres vieux papiers… Et peut-être de l’approcher, demain, davantage qu’aujourd’hui…
Commençons par le commencement… Jehan de Lencquesaing est venu au monde vingt-cinq ans avant son portrait par les mains expertes d’une matrone ou par celles d’une sage-femme si la future mère en avait réclamé une à l’exemple des princesses. L’une comme l’autre possèdent un charisme très fort, présidant à la fois à l’entrée au monde et à la sortie du monde.
Une forme de terreur sacrée saisit les hommes de ce temps devant le mystère en cours dans le corps de la femme en gésine. La naissance de Jehan de Lencquesaing a été préparée avec soin. Les gestes sont sûrs et transmis de génération à génération : les décoctions d’herbes, les images de la Vierge disposées soigneusement dans la pièce faisant office de chambre, fleurie pour l’occasion. Depuis un moment, le feu est allumé dans la cheminée, le cuvier rempli d’eau attend son premier bain. Son lange, mis à chauffer, est prêt à le réconforter de ce big-bang, ce drame primordial qu’est finalement tout accouchement. Il est aussitôt présenté à celle dont nous ignorons le nom, étendue devant la cheminée dans son lit de toile d’accouchée. La naissance annoncée d’un garçon a rempli sans doute de joie le père – resté en retrait quelque part après avoir répondu pendant des heures à tous les besoins exprimés par l’assistance – et heureux que sa bonne épouse ait répondu à la rage de faire des mâles. L’enfant en poussant son premier cri est né biologiquement d’une rencontre entre deux lignages (deux parents, quatre grands-parents, huit, seize, trente-deux…). Un simple calcul permet en quelques siècles, à raison d’une génération tous les vingt ou vingt-cinq ans, d’atteindre le million ou le milliard d’ancêtres, indispensables à cette naissance.
Le nourrisson est soigneusement façonné par la matrone. Le cordon ombilical est coupé et mis en contact avec la tête de l’enfant pour lui assurer une longue vie. Jehan de Lencquesaing est rapidement baigné, frotté de sel et de miel, emmailloté par les servantes de la maison coiffée d’ardoise de Solre-le-Château, dans ce comté de Hainaut rattaché en 1433 à un duché qui se rêvait empire, ces Pays-Bas bourguignons devenus Pays-Bas espagnols en 1549. Ce maillot, qui comprend de nombreuses pièces, modèlera plusieurs mois durant le corps de l’enfant pour l’empêcher de devenir tordu…
S’ensuit aussitôt l’accouchement la convalescence de la jeune mère, temps des visites dans la ruelle de son lit et des « caquets de l’accouchée », longs babillages et commérages que la rumeur publique prête volontiers aux femmes, ici celles de la famille et de la ville venues lui rendre visite… Le baptême a lieu généralement très peu d’heures après l’accouchement. Le nouveau-né est alors nommé, reçoit le saint chrême pour son salut et le chrémeau, un morceau d’étoffe jouant un rôle magique de protection. Il reçoit de son parrain, de son père ou encore d’un prédécesseur qui a compté son prénom, le plus commun de l’Occident chrétien : Jehan, du latin “Johannes”, qui donnera ensuite Jean. Le latin est issu de l’hébreu ancien “יוחנן”/”Yōḥānān” (« Jéhovah (ou Yahvé) fait grâce »), composé de la racine “Yo”, contraction du tétragramme YHWH qui représente Dieu, et de “חַנָּה”/”Hannah”, (« grâce »), d’où le sens global de « Dieu accorde » ou « Dieu fait grâce ». Ce don de Dieu plongera dans un social qui , bientôt, le dressera, l’éduquera.
Comme dans l’escalier de Penrose, je pourrais faire goûter à ce nouveau-né devenu homme les joies de la grand-route, le faire tourner à l’infini dans ce magasin général de l’Europe que sont les Dix-Sept provinces, dans leurs cités ciselées tels des coffrets d’orfèvre, transies et médusées par le souvenir du faste des ducs de Bourgogne. En manque de bataille, je pourrais le faire rêver de celle de San Romano qu’Uccello a peintes un bon siècle avant sa naissance, triptyque exaltant l’action militaire, l’élevant au même rang que la liturgie chrétienne ; lui faire aimer des chevaux affalés ou ruants, attributs consubstantiels de la caste qui les monte et le symbole des tournois où, comme dans les actes de guerre, se forgent les vertus militaires. J’aimerais aussi le faire rêver d’Italie comme l’a rêvée son contemporain Roland de Lassus, originaire comme lui du Hainaut – comme l’indique ce nom, « de là-dessus » / « de là-haut » -, accomplissant dans la péninsule son destin de compositeur du siècle. Je pourrais aussi ouvrir la porte de guingois de sa chambre, faire grincer le plancher en m’approchant de lui, le surprendre affairé à sa table à écrire près d’une fenêtre aux carreaux de verre mal dépolis filtrant la lumière d’un matin d’automne de la Renaissance, me perdre entre les nœuds du passement jaune d’or de son pourpoint, frôler les cannelures de sa fraise, m’arrêter sur le grignotement de sa moustache, ajuster enfin l’objectif pour lui faire rencontrer ses prunelles sombres. J’arrête non sans regret cette description rêvée, l’historien n’est pas un littérateur…
Mais je peux le concevoir sans trop me tromper dans cette permanente tension qui est la marque des hommes de son temps entre les folâtreries du jeu et les velléités pénitentielles imposées par une foi exigeante. Il aura été également patient, j’en suis sûr, à arrondir son bien, avec les coudées franches et cette aise complète que seule la bonne fortune sait inspirer, devant sa petite rangée d’ancêtres préoccupés du même cumul de petites promotions et de petits amoncellements. Les petits ruisseaux ne font-ils pas les grandes rivières, à l’image de la Solre qui prend sa source au lieu-dit L’Épine à Solre-le-Château, rejoint ensuite sur une vingtaine de kilomètres la Sambre puis la Meuse et la Mer du Nord, enfin, le fameux « dernier terrain vague » ?
Car toute sa vie terrestre se passera dans cette région la plus densément peuplée et la plus urbanisée d’Europe, la plus prompte à cette pantomime diligente qu’est le labeur des gens humbles : trois millions et demi d’habitants et quelque deux-cent villes dont une métropole toute puissante, Anvers. Cette ville est le cœur battant de l’économie mondiale du XVIe siècle âpre à l’argent, épris d’aises et de liberté, ayant la main sur tout le commerce maritime extra-méditerranéen de la Baltique à Lisbonne, devant également sa prospérité à son industrie drapière en Flandre et à son agriculture marchande. Les imprimeurs de cette ville cosmopolite font circuler à tour de presse les idées nouvelles. Anvers a ainsi fasciné jusqu’à l’humaniste Thomas More qui y campe dans son Utopie (1516) sa rencontre avec Hythlodée, qui le renseigne sur l’île de ses rêves.
Réussissant à cinq siècles de distance à être chose qu’un petit tas d’os pulvérulent, Jehan de Lencquesaing est finalement un démiurge, rendant sa famille plus ancienne que de nombreux états, plus ancienne que cette chère Belgique elle-même d’où elle est pourtant originaire…
Karl-Michael Hoin, 2023.
Page révisée le 22/06/2023. ©Karl-Michael Hoin, Avant Laprée, 2023.