Jehan de Lencquesaing a laissé aux siens un livre que l’historien appelle un “écrit du for privé”. Celui-ci s’inscrit dans une tradition scripturaire amenée dans les Pays-Bas et ailleurs par les marchands italiens. “Livre de raison” me semble en effet moins approprié car ce livre ne comporte aucun compte. Son format me laisse toutefois penser qu’il était cousu originellement à la fin d’un livre de biens ou de comptabilité ménagère aujourd’hui perdu, tel le “libro segreto” des marchands italiens qui contient généralement les informations d’ordre privé destinées aux proches. Une telle disposition expliquerait pourquoi sa rédaction a été entreprise, paradoxe du commencement de l’histoire familiale, à rebours.
Le livre de Jehan est moins une genèse qu’un apocalypse en son sens étymologique : du grec “ἀποκάλυψις” / “apokálupsis” signifiant dévoilement. Par son geste d’écriture amorcé vers 1580 – et qui sera poursuivi jusqu’à Louis de Lencquesaing (1763-1854) -, faisant de ce livre un mémorial domestique, un monument de papier à la fois porteur du temps et gardien de la mémoire, il ne sera définitivement pas un anonyme de l’Histoire comme le sont tous les siens d’avant ce commencement.
Pour autant, Jehan de Lencquesaing s’ébruite moins qu’il ne se transmet. L’étude de sa narration aux marges concertées de silences ne permet pas vraiment d’atteindre la réalité de ce qu’a été sa vie privée, hormis quelques flashs. Ce qu’il écrit, sans affect, est essentiellement un discours qui dépasse son individualité, une célébration de la famille en son temps troublé où l’Église et le Prince sont contestés, autour des évènements, immuables eux, du cycle de la vie : la naissance et le baptême, le mariage et sa fécondité, le trépas et la sépulture, parfois les fonctions remplies. Il fonde les relations lignagères à partir de lui, l’ancêtre fondateur, dont le souvenir inscrit dans le livre se perpétue autour du retentissant et presque suffisant “premier moy” suivi de son nom, de ses armoiries dessinées d’une plume tremblante en première page, de sa devise.
Ce livre a été ouvert par un homme qui a sans doute changé de monde, pour être conservé et consulté comme instrument d’une ambition politique, celle réservée à l’oligarchie des fils de familles, celles qui comptent dans les villes des Pays-Bas espagnols et sont dans le circuit matrimonial qui compte, celles qui ont démontré leur capacité à gouverner dans des charges remarquables. Il se veut trésor de normes, un talisman pour se frayer un chemin dans un monde chaotique et régi de plus en plus par la Roue de la Fortune. Chaque aïeul y fournit au fil des pages son propre exemple comme les saints de l’Église : normes de dignité et de savoir-faire dans l’exercice de charges, normes chrétiennes catholiques, normes familiales (fixer, reconnaître les liens) et matrimoniales (bien choisir les alliances), normes de sociabilité (entretenir le réseau) et de fidélité à son seigneur et à son souverain… Il est une vision de la société, aspirant à l’ordre, à l’équilibre entre les différentes composantes du groupe social dont le chef a la responsabilité. Il est enfin un témoignage d’excellence, celle d’une élite versée tant dans les affaires des grands que dans la haute administration royale. De sa maîtrise parfaite de la langue écrite, de sa calligraphie (surtout les premières pages empreintes d’une certaine solennité), j’induis que Jehan de Lencquesaing est un fils de famille ayant reçu une éducation très soignée probablement achevée à l’université de Louvain ou à celle de Douai.
Karl-Michael Hoin, 2023.
Page révisée le 22/06/2023. ©Karl-Michael Hoin, Avant Laprée, 2023.