Tradition et sentiment de nature

Château reconstruit en 1740, en solide maçonnerie rouge brique et couvert d’ardoises bleutées, Laprée est le lieu de vie quotidien de Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776). C’est un solide patrimoine matériel et symbolique, le lieu de la tradition lignagère. S’expriment aussi à Laprée un idéal d’autarcie, l’expression d’un sentiment de nature en lien avec le choix enfin d’un sage (mais relatif) retrait.

Le lieu d’ancrage d’une tradition

Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing a été profondément attaché à son château, demeure de la distinction qui ancre à ses yeux sa famille dans un pays et confirme une tradition. C’est la raison pour laquelle il indique dans son testament (1776), que les tapisseries et les meubles de Laprée « dont le déplacement pourrait occasionner quelque dégradation » pourront être retenus après inventaire par son fils aîné Louis-Dominique-Eustache et qu’il lègue à son fils aîné « sans indemnités à ses puînés » les meubles « tenant à clous et à chevilles » mais aussi l’autel de sa chapelle, le calice et les autres effets servant à la célébration de la messe.

Le goût de la vie paysanne

Dans la suite tranquille des tâches quotidiennes à Laprée, Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing n’est plus grand bailli de Saint-Omer. Il fait le quasi-paysan, pour reprendre l’heureuse expression d’Emmanuel Le Roy-Ladurie en ce temps où naît l’école de pensée physiocratique autour de l’idée que toute richesse vient de la terre, que la seule classe productive est celle des agriculteurs et qu’il existe des lois naturelles basées sur la liberté et la propriété privée qu’il suffit de respecter pour maintenir un ordre parfait.

La vie ordinaire à Laprée est empreinte de modestie et de frugalité. L’achat annuel d’un cochon gras (qu’un homme fort venait tuer et saler) révèle aussi qu’il ressent fortement le rythme paysan tout comme l’habitude qu’il a prise de faire sonner une grosse cloche pour appeler ses gens à l’heure du dîner.

Le sentiment de nature, nostalgie naïve ou réaction ?

Sa vision de Laprée est sans doute nourrie par l’Astrée, ce royaume parfait où tout demeure immuable. Le roman pastoral éponyme (écrit entre 1607 et 1627), œuvre d’Honoré d’Urfé (1567-1625), a profondément marqué la noblesse du siècle précédent, représentant pour elle une évasion dans des territoires imaginaires à la fois affublés de toutes les apparences des réalités matérielles de sa vie quotidienne, mais pleins des nostalgies de ses combats perdus. On y est berger sans perdre sa condition de gentilhomme, on peut sans compromission aller jusqu’au bout dans l’accomplissement de ses valeurs. On y exalte une existence en retrait par rapport au monde, une forme de repli sur ce qui est essentiel, sur un territoire immatériel, de liberté, d’honneur, de parole donnée.

L’installation permanente à Laprée est justement l’occasion d’une redécouverte, à la fois naïve et réactionnaire, de la nature. Loin du tumulte de la capitale flamande et de sa vie forcément tourbillonne (« Surtout point d’ennuis ni de regrets de n’être pas dans la belle ville de Lille où l’on peut faire tous les jours sa partie », écrit-il à son fils, fraîchement installé au château de Molpas à Mérignies^[1]), Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing s’adonne à une « aimable solitude^[2] » qui lui donne le loisir « de faire bien des réflexions et de politiquer^[2] » sur les atermoiements de l’État et sur le remuement de la société, de se méfier de la cour, de cultiver son attachement au particularisme de sa province et sa défiance vis-à-vis du pouvoir central :

« Il est très fort question de nous gabeller. On dit même que l’arrêt est lâché. Je n’en serais pas surpris. On en veut furieusement à notre pauvre petite province qui, je crains, sera la victime de quelques esprits remuants qui importunent continuellement la cour vis-à-vis de leurs affaires personnelles. Vous direz que cela ne doit pas rejaillir sur la province. Mais comme cela regarde gens en place et que les états et les corps y sont pour quelque chose, on présume que nous y prenons tous part pendant que nous plantons nos choux et faisons valoir notre petit gazon de notre mieux et tranquillement pour tâcher de fournir aux besoins de l’État et à notre famille », se plaint son ami Maïoul dans une lettre qu’il lui adresse^[2].

Tout autant casanier que le seigneur de Laprée, le seigneur de Sus-Saint-Léger n’aime guère abandonner sa chère campagne :

« Toute la noce est arrivée mercredi à Lignereuil. Monsieur de Coupigny m’a fait part de tout dans le temps. Nous y sommes invités pour dimanche. Si je n’avais craint de désobliger Monsieur de Coupigny, j’aurais remercié. Ce n’est plus là mon affaire, je préfère mon ermitage^[2]. »

Karl-Michael Hoin, 2020.

Illustration :

Lettre de Joseph-Guillaume-François Maïoul (?-1782) à Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776), son ami. Sus-Saint-Léger, 31 juillet 1761. Archives de Laprée, Quiestède, 1.1188.

Notes :

[1]. – Lettre de Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776) à son fils Louis-Dominique-Eustache de Lencquesaing (1734-1805) au sujet de Jehan de Lencquesaing, de leurs lettres de noblesse « ou plutôt de réhabilitation ». Laprée, 29 octobre 1767. Archives de Laprée, Quiestède, 1.1507.

[2]. – Lettre de Joseph-Guillaume-François Maïoul (?-1782) à Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776), son ami. Sus-Saint-Léger, 31 juillet 1761. Archives de Laprée, Quiestède, 1.1188. Greffier en chef du Conseil d’Artois, il a acquis en 1759 la noblesse par deux degrés d’exercice : son père Denis-Joseph-François avait été nommé en 1715 et il lui avait succédé à sa mort en juillet 1736 « et exerce encore cette fonction de sorte que les vingt années prescrites pour transmettre la noblesse à ses enfants sont plus que révolues ». (Arrêt du Conseil d’État tenu à Versailles du 28 août 1759, cité par Amédée LE BOUCQ DE TERNAS, Recueil de la noblesse des Pays-Bas, de Flandre et d’Artois, Douai, 1884).