Le nom de l’architecte de Laprée a été retrouvé et c’est une connaissance rarissime selon le regretté Bernard Level qui a patiemment travaillé sur les maisons de Saint-Omer[1]. Il s’agit de Jean-Louis Chipart (1697-1760)[2], un géomètre-arpenteur qui est notamment l’auteur d’un projet de 1733 pour la construction de la maison du gouverneur de Saint-Omer, rue Carnot. Il conçoit ici un château homogène inspiré par la modernité, entre une cour très spacieuse et un jardin, séparé du reste du domaine par des fossés poissonneux. L’architecte distingue les trois fonctions que doit remplir la nouvelle demeure : la réception avec une salle à manger et un salon de compagnie au rez-de-chaussée ; l’intimité avec des chambres conçues comme de petits appartements ; les services de la cuisine et les logements des domestiques, rejetés dans les communs. Laprée sera un château neuf construit dans un château vieux à demi détruit : Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776) écrit en effet en 1745 que des ouvriers ont recouvert de tuiles le « vieux quartier » de son château.
Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing souhaite se borner à l’utile, au commode et au propre. Il établit soigneusement le cahier des charges des travaux de restauration et d’agrandissement. Ainsi le charpentier et maître d’œuvre fera démolir les parties de bâtiment qui lui seront marquées, fera tailler toutes les pierres, assistera le charretier dans le déchargement des pierres et s’assurera d’un nombre suffisant d’ouvriers « de manière que les ouvriers maçons n’attendent point après la taille desdites pierres, à peine de tous dommages et intérêts ». Il réalisera les planchers, l’escalier, les portes et les fenêtres. Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing commande aussi le creusement de deux caves sous la ferme et la construction d’une cuisine en pierre blanche. Il insiste pour que les murs soient proprement travaillés, toutes les pierres bien taillées, équarries, posées au cordeau, bien de niveau et bien alignées, en bain de mortier. Le mortier sera bien délayé, le maçon mettra des boutisses de trois pieds en trois pieds de distance, toutes les quatre assises de pierre et il élèvera les murs bien d’aplomb tant au-dedans qu’au-dehors et rejoints bien proprement « ainsi que l’art de maçonner le demande ».
Il mobilise des sommes très importantes et les travaux s’achèvent en 1740 comme le rappelle un cartouche sur la façade. Les dépenses de construction (il paye sans doute avec une bonne année de retard) représentent logiquement 70 % de ses dépenses de l’année 1741. Les travaux se poursuivent l’année suivante mais à un rythme plus sage car le gros œuvre semble alors terminé. Des ouvriers s’affairent sur le chantier l’équivalent de 474 journées (pour un coût près de 300 livres). Le plafonneur Villers achève les plafonds et les plâtres (360 livres). Il faut aussi payer les serrures livrées par la bien nommée madame Lalime (300 livres), les cheminées de marbre, les appuis de fenêtre et la table de marbre livrés par l’atelier de Piette (200 livres), les escaliers de pierre de Marquise livrés par Jean Deroler (110 livres). Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing dépense ainsi pour la construction de Laprée près de 12 000 livres entre 1741 et 1744. Le domaine est estimé à 45 500 livres à sa mort en 1776 : 17 000 livres pour le château, 9 000 livres pour ses dépendances, 19 500 livres pour les terres de la ferme. Les dépendances sont importantes : chambres des domestiques, maison et chambres de la basse-cour, boulangerie (four), grange et remise des carrosses dans la basse-cour, petites étables entre la maison de la basse-cour et la boulangerie, deux écuries entre la boulangerie et les fossés du château, deux autres écuries et un poulailler dans la cour du château, deux petites étables de l’autre côté des fossés.
Le coût de la construction d’un petit château est toujours considérable et exige souvent bien des restrictions dans la vie quotidienne. Les cousins Raulin qui font construire pour leur petit-fils César le château de Belval près de Saint-Pol-sur-Ternoise, y engloutissent une grande part de leur fortune. Aussi, quand madame doit s’installer à Saint-Pol pour donner à ses petits-enfants une éducation convenable, l’argent manque pour meubler la maison. Toutefois, elle se souviendra toujours souvenue du plaisir pris en meublant son château :
« J’ai eu trop de satisfaction à l’embellir [le château de Belval] pour me résoudre à en ôter une pièce de meuble. Je suis occupée à présent à ajuster la maison que je dois occuper à Saint-Pol et à la rendre décente. Ma bourse s’épuise[3]. »
Karl-Michael Hoin, 2020.
Illustration :
Plan du rez-de-chaussée du château de Laprée datant sans doute d’avant les travaux entrepris à partir de 1737 par Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776). Ajout postérieur à l’encre de l’actuelle chapelle du château. Archives de Laprée, Quiestède, 3.0471.
Notes :
[1]. – Bernard LEVEL, Les façades des maisons de Saint-Omer, quatre volumes, Société des Antiquaires de La Morinie, 1999.
[2]. – Georges COOLEN, « Les Descamps d’Inglebert et les boiseries anciennes du musée », Société des Antiquaires de la Morinie, fascicule 396, septembre 1968, pp. 91-117 ; Georges COOLEN, « Les Piette et les Chifflart, sculpteurs de Saint-Omer », Société des Antiquaires de la Morinie, fascicule 402, mars 1970, pp. 291-308 ; Marie OUDAR, « Les Piette, sculpteurs et menuisiers de Saint-Omer, 1686-1755 », Société des Antiquaires de la Morinie, fascicule 431, juin 1977, pp. 521-552.
[3]. – Lettre d’Anne-Marie-Thérèse Delattre de Loë (1696-1779), épouse de Jules-César Raulin (1697-1785), écuyer, seigneur de Belval, brigadier des armées du roi, à Dominique-Jean-Jacques de Lencquesaing (1706-1776), grand bailli de Saint-Omer, son cousin. Belval, 27 août 1761. Archives de Laprée, Quiestède, 1.0483.
Page révisée le 19/09/2020. ©Karl-Michael Hoin, Avant Laprée, 2020.